Groupes de paroles et (pseudo) crise politique

Depuis quelques jours la question de l’UNEF, puis d’Audrey Pulvar ont rouvert les affrontements ou plutôt un lynchage que la mort en direct de George Floyd avait, pour un instant, fait croire à un accord universel contre l’impensable. A l’occasion de ces affaires, un arc politique s’est formé, sous l’égide du Rassemblement National, et s’étend jusqu’aux rives droites du Parti Socialiste et qui a comme mot d’ordre la défense de l’universalisme qui serait mis à mal par les « groupes de paroles fermés ».

Mais quel est le sens de cet universalisme ? Remarque historique, l’universalisme n’a pas empêché l’esclavage, encore moins la colonisation ?

Ainsi, apprend-on que se réunir entre soi menace l’universalisme, mais discriminer menace aussi l’universalisme ; la discrimination toutefois se satisfait bien de la dissimulation. Ce qu’on reproche au fait de se « réunir entre soi », ce n’est pas de se faire, mais d’en faire la publicité. Se « réunir entre soi » devient discriminant par le fait d’être public et, ce faisant, rejoint la discrimination qu’il est censé combattre. « Se réunir entre soi », outre que ce n’est dirigé contre personne, ne peut se réaliser autrement que par la publicité ; Autrement dit, l’universalisme de l’arc socialo-Rassemblement national avec le pont macronien (entre les deux) peut coexister avec la discrimination mais ne saurait accepter le « se réunir entre soi » comme acte public, surprenant non ?!

Il nous faut cependant reconnaître qu’une bonne partie de cet arc n’est pas pour la préférence nationale, n’est pas raciste et est même prête, à chaque fois qu’un acte discriminant est commis à se mobiliser en faveur des victimes. Qu’est-ce qui les dérange alors dans la constitution des groupes de paroles fermés ? Formulé autrement, en quoi les groupes de paroles menacent-ils l’unité républicaine ?

Il y aurait d’abord un problème de sémantique inappropriée : substitution au terme d’homme, de citoyen, ceux de Noirs, d’Arabes, de femmes, etc. On se réunit entre hommes ou entre citoyens, mais non entre Noirs, entre Arabes ou entre femmes. La République est une république de citoyens, auxquels elle garantit une égale égalité ! Mais la République garantit-elle une égale égalité devant la discrimination ? Il y a discrimination lorsque la proposition « tous les citoyens sont discriminés » est fausse, un soupçon d’éducation logique fait savoir que la contradictoire de cette proposition est « quelques citoyens ne sont pas discriminés » et, non, « nul citoyen n’est discriminé ».

 L’universalisme tel qu’il est défendu par l’arc socialo-macro-Rassemblement national voudrait nous condamner à l’alternative « tous » ou « nul » : les deux propositions étant fausses cependant. Les groupes de paroles nous disent simplement que « quelques citoyens sont discriminés » et nous sommes ces quelques citoyens. Le moyen de le signaler est l’effraction dans l’espace public, non plus en tant que réalité individuelle et disséminée, mais comme une réalité consciente d’elle-même par l’affirmation de soi publique. La critique des groupes de paroles, c’est le sens de la violence des propos contre l’UNEF ou Audrey Pulvar, et le refus de la constitution d’une conscience de groupe.

Il y aurait ensuite le problème de la confusion entre le sujet et l’objet de l’action ; le résultat en serait une compartimentation des groupes sociaux qui serait la négation de l’universalisme. « Etre discriminé » définit une situation d’objet ; la méprise serait de vouloir convertir une situation d’objet en un statut de sujet. Les groupes fermés de paroles en faisant de l’expérience le critère d’accès à la parole assimileraient la situation d’objet au statut de sujet. En effet, subir une discrimination n’est pas un état choisi, mais lutter contre relève d’un choix et devrait donc être ouvert à toute bonne volonté. Les groupes de paroles en procédant ainsi réaliseraient le contraire de ce qu’ils voudraient : un isolement justifiant et renforçant la discrimination. La critique des groupes serait motivée par la bonne intention : sauver les victimes d’elles-mêmes ! Mais l’enfer, selon Dante, est pavé de bonnes intentions ! N’a-t-on pas vu des groupes efficaces et ouverts luttant contre le racisme et l’antisémitisme avec des campagnes comme « Touche pas à mon pote ! ». Ces groupes de lutte montrent que la parole publique ne peut être émise qu’au nom d’un sujet universel, qui, seul, a le statut du sujet de l’action. Quand le sujet de l’action est autre que l’objet de l’action et sans rapport avec cet objet, mais surtout relève d’une assignation statutaire, son attitude est la plupart du temps paternaliste, sa parole de bonne intention pour une bonne conscience : sympathique mais la plupart du temps inoffensive.

Autant eût-il été absurde d’affirmer Black lives matter, dans l’Alabama des années trente ou soixante, autant l’actuelle émergence, Constitution, et dénomination des groupes de paroles fermés, dit comment le problème se pose aujourd’hui. Aussi, n’est-il pas étonnant que les Black lives matter se nomment Black lives matter ; disent-ils que la vie des Noirs, seuls, vaut la peine d’être défendue ? Non ! Ils disent plutôt qu’il y a un problème concernant la vie des Noirs, ce qui inacceptable pour une société qui se veut libre et égalitaire. Black lives matter est cependant une exigence d’égalité pour ce qui concerne le respect de la vie, une exigence qui ne peut surgir sous la forme sous laquelle elle a surgi, non pas pour une séparation ou une hypostase victimaire, mais comme une affirmation d’appartenance et une reconnaissance de partage de valeurs : LIBERTE et EGALITE !

Black lives matter comme les groupes de paroles ne se prennent, ni ne sont des sujets de l’action, ils nomment et donnent vie au problème et posent comment celui-ci doit être résolu. Le sujet de l’action est la société dans son ensemble ; les grandes manifestations, observées à l’occasion de la mort de George Floyd, en sont l’incontestable témoignage. Refuser les groupes de paroles a cette fâcheuse conséquence de nous situer sur le mauvais côté de l’histoire, quelle que soit la raison avancée pour le justifier : l’universalisme.

Laissons donc les groupes de paroles se constituer comme la mauvaise conscience d’une société qui, parce que libre et égalitaire, est à même de les accepter et de les dépasser.

 

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