Entre deux syllogismes pratiques : il faut faire son choix

I) L’ ultime ruse

Averroès dont Alain de Libéria nous invite à en faire la porte, sinon le moyen, d’entrer dans le modèle andalou, le modèle de la coexistence pacifique entre les trois communautés issues du Livre, reste, toujours selon ses propos, une apparition improbable dans son monde, qui n’est modèle que par son improbabilité. On peut se demander s’il n’est pas de la valeur escomptée plutôt qu’une intention d’escompte dont les intentions sont en tension de purgatoire sans jamais l’atteindre. En effet, si l’analyse, toute en contention, ambitionne de lever la « double amnésie où puisent simultanément les fondamentalismes et les xénophobies » alors elle est bonne, pour tapisser les cercles polaires de l’Inferno. Il est même à se demander s’il ne s’agit, pour la petite histoire, de l’ultime ruse qui fait place à l’autre qu’en l’assimilant, c’est-à-dire en supprimant son altérité. Il se peut aussi que cela se fasse sous le mode de la compréhension de l’incompréhensible, c’est-à-dire d’une altérité affirmée sans commune mesure qui définisse l’horizon de la différence : laisser tout système dans sa systématicité, c’est-à-dire dans son altérité (p 11). Paradoxe de l’histoire, dans cette commune célébration, à partir des deux rives de la Méditerranée de l’«héritage oublié», deux figures se font face dans une fraternité asymétrique et, elle est la seule qu’il y ait à offrir ! Fraternité repérable dans la manière de dire et dans le but de dire : restaurer une rencontre dont le modèle andalou fut l’occasion.

Une restauration sous le mode d’un rappel à effet pratique (Ibn Rushd, fondement de la rationalité occidentale, étrangement absent de la mémoire « occidentale »). Il s’agit d’un côté de reconnaître une dette qui promeut par la même occasion l’Autre[1] – l’Islam, l’Arabe – comme alter ego dont Averroès est la réussite précaire. De l’autre, il s’agit de montrer le fait d’une réussite, rappeler que si Averroès fut primus inter pares au Sénat de la rationalité, dont l’Occident est le héraut actuel et depuis, il y a, toujours inscrit dans les choses, la possibilité d’une parité.

On le voit, il y a une langue uniforme en ses articles, en ses buts, mais les attentes diffèrent de part et d’autre du cercle des officiants : promouvoir et s’élever. Il n’échappe à personne, cependant, que promouvoir et élever ne relèvent pas, s’il s’agit de produire ce que Weber appelle des « attitudes concordantes », de la théorie, mais du domaine pratique. La définition aristotélicienne du théorétique le condamne à se produire et à n’avoir pour but que lui-même : c’est-à-dire sa production. Penser le retour à Averroès en termes de promotion et d’élévation est une manière de traduire en termes pratiques un problème théorique à l’intérieur de la théorie, ce qui est une contradiction dans les termes mêmes. Que Averroès puisse servir d’étendard d’une restauration est possible, mais seulement dans le contexte d’une rhétorique, c’est-à-dire d’une activité pratique où le but n’est pas la vérité historique mais le sens historique qui a un effet actuel.

La distinction aristotélicienne au début de la Rhétorique est intéressante pour la mise en exergue de ce qui est en jeu quand, dans un champ d’activité, on y joue à autre chose que ce qui doit normalement s’y jouer : Peri pragma et peri pragmatos[1]. Les Péri-ta-pragmata concernent les choses, présentes dans le sujet mais secondaires, en l’occurrence, concernant la rhétorique, c’est traiter des passions suscitées par la forme rhétorique (aversion, la pitiée, la colère, etc.) afin de gagner le juge à sa cause, c’est le but mais ce n’est pas l’objet de la rhétorique.  Aussi, de Pétrarque à Renan, qu’on eut fait jouer le rôle de représentant de l’arabisme et/ou de l’hérétique religieux à Ibn Rushd pour l’exclure de l’univers culturel et intellectuel occidental n’empêche pas que l’essai de sa restauration en figure de synthèse réussie de l’arabe et de l’occident  ne relève, comme double inversé du projet de son effacement, d’un projet politico-éthique.

 La possibilité de prendre celui-là pour celui-ci ( le peri-to-pragma pour le péri-tou-pragmatou) best le piège qui guette toujours l’activité théorique et c’est le caractère dominant de la pensée moderne. La théorie est en elle-même oubli d’elle-même, c’est-à-dire en vue de quoi elle est pour que ce que en vue de quoi elle est advienne à l’être sous la forme de la théorie et comme théorie. Si la théorie est à elle-même sa propre fin, cela veut dire que sa fin n’a pas d’existence différée avec elle-même ; là où il n’y a pas de théorie, il n’y a pas non plus de fin de la théorie. L’être d’une théorie c’est l’être de ce dont elle est la théorie et non l’être de la fonction de ce dont elle est la théorie. Averroès, figure tutélaire et positive de la rencontre, peut nous orienter vers le peri pragmatos. Il faut souligner quelques aspects dont l’importance tient à la manière dont se révèle une certaine position du problème.

[1] Il s’agit d’une distinction grammaticale entre péri sui d’un accusatif et de péri suivi d’un génitif qui réinvesti théoriquement pour distinguer l’ordre d’importance des objets ordonnés et propres à une science ou l’objet premier et ses dépendances.

[1] - Je reconnais en toi le frère qui est mon imitation

- Je reconnais là le frère qui comprend que je doive imiter

II) Kalam plutôt Falasifa

Peut-on dire que l’Occident a oublié Averroès ? Il ne semble pas puisque ses seuls héritiers sont des juifs et des chrétiens d’Occident. Mais, comme tout héritage, l’usage peut en être divers.

Peut-on, en outre, interpréter le silence autour d’Averroès en terre d’Islam comme un oubli ? Il ne semble pas non plus ! Il s’agit plutôt d’un rejet qui consacre la défaite de la philosophie devant le droit (fiqh) et la théologie (kalam). Le « kalam » dont le rapport à la philosophie est arbitré par le « fiqh » ne s’assimilera et ne sera jamais assimilé, en terre d’Islam, à la et par la philosophie. Le « kalam » et la philosophie restent dans une extériorité que la pensée islamique ne parviendra jamais à dépasser et devra trancher en faveur de l’un ou de l’autre. La pensée islamique, à la différence de la pensée chrétienne, ne pensera pas le rapport kalam et philosophie en termes de subalternation (Saint-Thomas d’Aquin) ou théologie en soi (Jean Duns Scot). S’il est vrai, avec Alain de Libéria, que la théorie de la double vérité n’est pas averroïste, en tout cas pas dans Le discours décisif, il est vrai aussi que le Discours subordonne le Livre, la vérité révélée, à la philosophie en distinguant et en hiérarchisant les croyants ou la croyance, Averroès semble poser une croyance supérieure à une autre. L’exil d’Averroès marque la défaite de la philosophie et indique la solution historique et pratique du rapport de la philosophie au « fiqh » et au « kalam » en terre d’Islam. Cette défaite n’est pas un accident de l’histoire, c’est le sens même de l’histoire. Là se trouve l’explication de sa durée (achevée et consacrée depuis le XIIème siècle). Il appert dès lors que prendre au sérieux cet état de chose, c’est comprendre, pour important que fut Averroès, il ne peut être la base d’une reprise en terre d’Islam de la philosophie. La solution du Discours décisif, du rapport de la philosophie et de la théologie, est, quoiqu’on en puisse dire, aux antipodes du kalam de la raison.

En effet, le Fasl al-maqal est une fatwa, des mots mêmes d’Alain de Liberia, qui, sur la base de la source du droit (le Texte révélé), fait de la pratique de la philosophie une obligation ; cependant, il se transforme progressivement, à partir du § 27, en une réflexion philosophique, répondant ainsi à la critique du kalam ash’arite de la philosophie. Les trois thèses à propos desquelles la position des philosophes est qualifiée d’infidélité par AL Ghazali, peuvent elles donner lieu à une telle qualification ? La Réponse d’ Averroès, contraire à celle de Ghazali, interpelle sur le point qui concerne la question de savoir si le monde est éternel a parte ante. C’est un problème théorique dans le sens averroèen. La position de Ghazali sur la question est une position philosophique comme celle des philosophes qu’il critique ; une preuve, si besoin, de l’impossibilité du consensus sur les questions théoriques, ainsi adhérer à une thèse ne justifie pas la qualification d’infidélité pour les partisans d’une autre thèse. Pour résumer, le déplacement par Averroès du ta’wil (interprétation de mise en conformité du terrain consensuel, de la rhétorique, du kalam et l’interprétation du Texte coranique vers le champ non consensuel de la théorie fait de la mise en conformité d’un énoncé de sens obvie du Texte contredisant une thèse philosophique démontrée une simple subordination du dit « sens obvie ». En l’absence de l’affirmation de la supériorité de la vérité révélée et de la nécessité de révélation comme inspiration surnaturelle de l’homme pour l’homme sur terre, la vérité démontrée (philosophique) est élevée au statut d’instrument de mesure invariant de la Vérité. La complexité du dispositif interprétatif mis en place et fondé sur la hiérarchie des différents types de syllogismes ne saurait résorber ou, plutôt, consacre entre la philosophie et la religion : la suspension de la vérité au syllogisme démonstratif.

L’échec d’Averroès ou plutôt son oubli,   résulte de la décision prise pour le sens à accorder à la raison dans le monde islamique : la raison est  raison pratique.

A défaut de saisir cet état de chose, les choses en leur état actuel ne peuvent que nous échapper, simples célébrants d’un rituel éculé, hommes compassés et compatissants sur nous-mêmes.

Huntington, l’endroit de l’envers : la démocratie comme moyen pour des civilisés

Le film, mis en ligne, l’ « Innocence des musulmans », a été l’occasion d’une explosion de colère du Maghreb au Machreq. On a encore vu défiler l’expertise qui, des deux côtés, musulmane et occidentale, officiait dans son culte préféré : ‘il faut savoir raison garder et savoir séparer le vrai de l’ivraie, les foules en mouvement sont manipulées, et les manipulateurs ne représentent pas la majorité des musulmans’.

Formule rituelle pour exorciser le Mal dont la situation, malgré ses violences et ses drames (assassinat de l’ambassadeur), pourrait n’être qu’un symptôme : le conflit de civilisations. Il ne faudrait nullement y voir une confirmation des hérésies prophétiques d’Huntington « Les fractures de civilisation sont les lignes de front de l’avenir ». Les propos de BHL dans  Le  Point  du 20 septembre 2012, l’interprétation par Madame Duteil dans le même numéro de la mobilisation en Egypte, en Tunisie et en Libye, en termes de récupération islamiste du Printemps arabe, restent  dans la même ligne de défense. En effet, il s’agit d’un travail d’une minorité qui attise la haine, l’immense majorité restant raisonnable : elle est comme nous, car elle veut vivre comme nous. L’article « Days of rage » dans the New Yorker  du 1er octobre 2012 de Steve Coll se positionne ouvertement dans la même perspective en critiquant l’essai « the roots of muslim rage » de l’historien Bernard Lewis.

La ligne d’analyse : montrer les manifestations comme le fait d’une minorité, une minorité comparable du point de vue du positionnement politique aux skinheads ou anarchistes en Europe. La majorité des musulmans restant, exemple Asie du Sud-est, une classe moyenne cherchant la construction d’une identité syncrétique, différente des conceptions étroites des occidentaux. Il y a là cependant un paradoxe ! Comment, en effet, dire une intention qui ne se manifeste pas ! Seule l’ignorance du paradoxe autorise la mise en équation de l’activité minoritaire avec le silence majoritaire. Autrement dit, la ligne de défense consiste à passer de l’action à la psychologie en élevant un état psychologique (une intention) à la valeur d’un acte. L’intention comme fin aux motifs de l’action n’est saisissable que dans et par l’action. Une intention qui reste intention reste, pour sa saisie, de l’intentionné ! L’intention n’a aucune valeur dans le domaine public, le seul mode d’être valable politiquement est la publicité. Aussi, les peuples qui sont contre ne le sont que dans l‘investissement public et non autrement : à défaut, toute annonce sur leurs positions est un procès d’intention. Ainsi, savoir raison garder, c’est se garder d’avancer des raisons. Le silence en politique est un acte, non pas comme le croient les défenseurs acharnés de la majorité silencieuse, mais c’est la caution de l’acte qui, par sa publicité, revendique la totalité de l’espace politique. Il n’est pas étonnant que Steve Coll justifie le silence contre les menées islamistes par la désorganisation des libéraux, par leur timidité devant la détermination des religieux et que BHL en soit réduit à souhaiter que « le désastre politique et humain, la glaciation de la révolution arabe soit provisoire ».

C’est une façon ou une autre, assez partagée par les intellectuels arabes, de poser une configuration quelconque qui n’obéit pas au modèle attendu comme une résistance à la modernité. Modernité, concept incantatoire d’une religion à mille églises dont la plasticité le rend monnayable en toute occasion !

Toynbee voyait en la Turquie de Mustapha Kemal dont la boulimie assimilationniste des valeurs et modes de vie occidentaux s’appuyant sur une dictature, l’avant-garde qui ouvrait le passage à « l’occidentalisation du monde islamique ». Kemal qui, de 1922 à 1928, a réussi à imposer en Turquie l’émancipation de la femme, la séparation de la religion et de l’état, le remplacement de l’alphabet arabe par l’alphabet latin, laisse aujourd’hui sa place à Erdogan. Kemal le dictateur est-il préférable à Erdogan, le frère musulman démocrate ? C’est par le même procès que le FIS a gagné les élections en Algérie, les Frères musulmans en Egypte, en Tunisie et éventuellement en Libye.

Il semble qu’il faudrait une bonne fois pour toute prendre au sérieux le monde musulman et arrêter de lui opposer une modernité dont le sens reste à définir. Une observation attentive des récents événements ferait voir les acteurs en présence et permettrait une meilleure compréhension des enjeux. Comprendre un acteur suppose qu’on prenne le temps de reconstituer le syllogisme pratique dont la conclusion ouvre à l’action en arrêtant le processus de délibération. La valeur d’un syllogisme pratique, du point de vue de l‘action, dépend de ses effets publics, il doit porter une signification à validité publique et être tenu par des acteurs à même de le traduire publiquement. Un syllogisme à valeur publique doit être dans une telle publicité qu’il soit présent pour tout destinataire ratifié ou potentiel. Aussi est-il évident que la discussion sur les événements qui porte sur les qualités du film ou l’intention de ses auteurs se perd sur ce que nous avons appelé le peri pragma. Des politiques en France comme aux Etats-Unis, ont eu cette tentation. Contrairement à une vue superficielle, le rapport de force n’a pas lieu entre les manifestants et les producteurs du film, ni même entre les manifestants et les politiques en Occident. Le rapport, pour le dire de manière abrupte, opposait les manifestants au juge américain qui refusa que le film fut retiré du réseau, malgré la violence des manifestations et la mort d’un ambassadeur.

Que nous disent les manifestants :

1-      L’Islam est la valeur absolue

2-      Ce film s’attaque à la valeur absolue

3-      Aucune société n’aurait dû permettre cet affront

Le juge américain répond à cette déclaration en ces termes :

1-      La liberté d’expression est une valeur absolue

2-      Ce film n’est qu’une expression de cette liberté

3-      La société américaine permettra en tout temps tout acte ayant cette qualité.

Ces deux positions sont irréconciliables et seul un syllogisme pratique peut être la contradiction d’un autre. Il s’agit de se demander si dans le monde musulman un tel syllogisme –celui du juge- peut y être tenu. La majorité silencieuse est-elle prête à tenir un tel syllogisme ? Si oui, elle est contre les islamistes, sinon…

Suivant
Suivant

Groupes de paroles et (pseudo) crise politique