L’univocité comme mode d’usage normal du langage
I- La psychologie et l’intentionnel à distinguer
La détermination de l’équivoque et de l’univoque à partir de la pluralité ou de l’unicité de la ratio significandi corrélative, pour juste qu’elle soit, laisse dans l’ombre beaucoup d’aspects. La question est de savoir qu’entendons-nous par équivoque et univoque ? Parlons-nous du signifiant ou du signifié ? Cette question est d’autant plus importante que chacun des deux aspects : le linguistique ou le logique est caractérisé par son illimitation. En effet, on ne parle du signe qu’avec un signe, on intellige quelque chose qu’avec une intellection. En outre, si « signifier quelque chose, c’est susciter l’intellection de cette chose » selon les modistes du XIIIè siècle, que signifions-nous quand nous disons équivoque ou univoque ? Suscitons-nous l’intellection d’une intellection ou l’intellection d’un signe ? Dans les deux cas, il y a redoublement à la fois du signe et de l’intellection, si l’intelligé est pris comme signe, ce qui est un cas commun à partir du XIIIè siècle[1], ainsi que le souligne Paul Vincent Spade à propos de Buridan. Nous approchons ici le cœur du problème. Le domaine du sémantique constitué par l’articulation du linguistique et du logique se caractérise par une réflexivité générale. Réflexivité du signe conventionnel, réflexivité du signe naturel. L’équivocité et l’univocité nous mènent au cœur même du sémantique et nous manifestent le mode de fonctionnement de ces parties constitutives. La difficulté est ici de les tenir ensemble et de ne point tomber dans la fascination d’une partie qui, en raison de son illimitation, peut passer pour le tout de la chose – naturelle ou conventionnelle. Le signe, comme la marchandise, selon Karl Marx, nous prend immanquablement dans ses sortilèges.
Le signe est, par nature, réflexif, mais il se donne immédiatement comme autre. Les deux sources de sa détermination médiévale, selon Spade, Augustin et Aristote poussent à privilégier sa nature d’index.[2] La définition psycho-causale du signe privilégie sa nature vectorielle qui permet de neutraliser la réflexivité propre du signe. En effet, tout signe est quelque chose, mais il n’est signe qu’en cessant d’orienter vers ce quelque chose qu’il est. Toute chose, par sa présence même, est index de soi ; le signe a le pouvoir, en s’indexant, d’indexer autre chose, de telle sorte que son indexation de soi-même passe au second plan. Cette indexation d’autre chose, pour autant que cet autre chose est rendu présent à l’intellect, est la définition médiévale de la signification « Constituit intellectum » selon Boèce : susciter une intellection[3]. Spade semble expliquer le fait que la signification soit un moment de la détermination du signe par le fait d’une traduction imprécise de Boèce et le manque d’une formation au grec des logiciens du Moyen-âge.[4] Peut-être, mais ce qui importe et donne notre propos, c’est le lien, difficile à neutraliser, à cet autre, signifié, qui n’est pas lui-même mais qui est un moment de sa détermination. Lien qui fait qu’en parlant du signe, on parle de la signification, non seulement parce qu’alors on signifie le signe, mais on signifie ce dont le signe signifié est le signe. Par exemple, en parlant du signe « homme » sous la modalité phonique [ɔ :m] le signifié du signe est présent immédiatement, c’est la fusion selon Benveniste[5] : les êtres qui sont des hommes. Cela est tout à fait normal puisque signifier, c’est opérer avec des signes de telle sorte que la relation d’indexation instituée devienne première. En effet, quand on dit que signifier suppose concevoir, outre l’indication d’une relation d’ordre entre ces deux actes, on signifie le mode d’usage du signe qui manifeste cette relation d’ordre. Le mode d’usage propre au signifié, c’est la considération abstractive (au sens de séparé) de la chose signifiante comme signe : la prendre sous la simple modalité de l’indexation d’autre chose afin de constituere intellectum. C’est comme le pense la phénoménologie[6], signifier est un acte de conversion d’un son en un signifiant, signifier c’est entrer dans le domaine du sens et du coup rendre impossible la considération de la chose signifiante sous la modalité qui la rende apte à signifier : d’une voix articulée en vue de signifier. Autrement dit, le « vouloir dire » qui met en évidence le caractère propre du langage – l’intentionnel à l’état typique[7]- n’est qu’un mode d’usage ordinaire qui n’en dévoile pas le sens le plus originel : le caractère sémiotique du signe - naturel ou conventionnel- comme renvoi permanent, s’applique au signe lui-même. Le signe comme ce qui renvoie à, n’est lui-même saisi que par le renvoi. Toutefois, comme le signe à partir de son institution, ne cesse d’effectuer son propre renvoi, le renvoi qui suscite son intellection n’est pas sans équivoque. Il n’est pas sans équivoque, non pas tant par l’échec de son renvoi, mais par l’usage d’une forme dont l’univocité est le principe de validité. En effet, quand nous disons que, 1, l’homme est un nom, 2, l’homme est une espèce 3, l’homme est un animal rationnel, ces trois énoncés présentent la même forme extérieure.
Les trois énoncés qui mobilisent ce que les médiévistes appellent une supposition matérielle (1), une supposition simple (2), et une supposition personnelle (3) sont tous vrais. Il semble alors que l’usage du signe pour référer au signe est aussi naturel que son usage ordinaire naturel. L’énoncé méta-linguistique 1, l’énoncé méta-logique (2), et l’énoncé normal (3) ont la même forme et la même valeur de vérité. Les énoncés (1) et (2) ont 1 comme valeur de vérité, parce qu’il en est des choses dont ils nous entretiennent comme ils nous en entretiennent. Mais il n’échappe à personne que si l’on mettait à la place de l’argument homme, un argument du type « O », les énoncés (1) et (2) s’effondreraient. On dira qu’il en est de même pour l’énoncé 3 aussi. Exactement, mais (1) et (2) s’effondrent, non pas parce que « O » ne correspond pas à l’être de leur domaine d’être propre, mais parce que l’énoncé 3 avec « O » ne serait pas valable à l’intérieur d’un code institué : le Français. Autrement dit, pour les énoncés (1) et (2), la forme du signe qui renvoie à l’argument, pourvu qu’il ait une validité dans le sens de l’énoncé (3) est indifférente.
La possibilité d’énoncer (1) et (2) avec vérité dépend de la vérité de (3), sans préjuger la nature de cette relation conditionnelle. L’énoncé (1) et (2) relève du « modus concipiandi » qui rend possible l’application d’un terme univoque même aux genres ultimes[8]. L’univocité est la condition pour un énoncé d’avoir une valeur de vérité. Cette possibilité métathéorique - logique ou linguistique- est le signe le plus profond de la nature de l’intellect qui est à même de produire des intentions d’intentions comme le signe de son immatérialité ainsi que le souligne Scot[9] dans le Peri Hermeneias. Cet état de chose renvoie à la distinction de la cause équivoque et de la cause univoque dans le contexte d’une causalité ordonnée que nous avons développée dans la première partie. Ce qui est à propos, est de souligner l’importance de cette distinction dans la mise en place du logique en tant que tel. En effet, l’usage de l’argument homme dans les énoncés (1) et (2) est significativement secondaire mais logiquement premier. La primité significative de l’argument homme dans l’énoncé (3) résulte justement du fait qu’il est signe de l’objet premier de l’intellect qui, comme cause univoque, impose l’aspectualité comme mode originaire pour les choses d’être significatives pour nous. L’aspect, to eidos, qui, par son étymologie montre le privilège accordé au regard comme le patron à l’aune duquel se construit notre rapport au monde. L’aspect eidos que Peter King nomme « mental content » est l’attribut intentionnel qui dit l’appartenance spécifique de l’objet dont il dérive. Seul l’attribut dérivant de l’objet premier a cette caractéristique spécifique ou eidotique, propre à l’être intentionnel qui fait que tout « intelligere » est « motus ad animam quia objecto ut inspecie »[10]. Ceci s’explique par le mode de l’objet intentionnel pour un intellect donné, mode de présence qui n’est pas l’effet causal de la présence réelle de l’objet, mais l’effet dérivé d’une rencontre. La rencontre, au travers d’un acte d’intellection, d’un intellect et d’un objet réel, rend possible un mode de présence de l’objet qui dit de quoi elle est la présence : l’espèce est ce en quoi est présent ce qui est la cause présente de sa production, mais non pas en tant qu’elle en est la cause réelle. L’homme est la cause efficiente de toutes les productions qui résultent de son action, de sa force, comme le cheval de trait avec la charrue, mais il ne s’y retrouve pas représenté comme y étant en eux-mêmes présents. Aussi, faut-il distinguer la causalité efficiente de la représentation. La représentation implique l’efficience d’une cause qui garde une antériorité de nature, mais la représentation ne relève pas d’une production causale, comme relation réelle (relation de premier genre selon Aristote). En effet, ce n’est pas par mon action que le miroir me représente mon reflet, même s’il faut que je sois agissant par ma présence pour qu’il me représente me rend présent comme en et de moi-même. Cette articulation de l’efficience et de la représentation n’est pas sans rappeler la nature des signes comme renvoi. L’espèce comme signe est une réalité intentionnelle qui n’a plus besoin de sa cause parce qu’elle en est la représentation, ainsi que l’explique Scot, comme une « présence formelle »[11]. Nous voyons ainsi que l’intentionnalité telle que l’entend Scot n’est pas une relativité de la conscience qui se dédoublerait en noèse et noème[12], mais plutôt une production d’un signe naturel.
Un signe a en général sa propre réalité ou consistance par laquelle il renvoie à ce dont il est le signe, mais l’espèce en tant que signe intelligible a pour réalité le renvoi lui-même, ce qui fait dire à Spade : que les concepts sont des signes dans un sens relatif[13]. L’espèce n’est pas un signe auquel serait associé secondairement un signifié, c’est en étant ce qu’il est qu’il signifie dans le même « instant de nature »[14]. L’aspect ou eidos comme présence formelle est la présence de l’objet en lui-même en tant que connaissable. La relation du signe intelligible à son signifié est, nous dit Scot, une relation d’ordre essentiel car, comme relation de représentation, elle est marquée par « une imitation et une exemplarisation passive ».[15] Aussi en est-il du signe intelligible comme de tous les signes naturels qui se caractérisent par une imitation du représenté. Dans une relation d’ordre essentiel, les termes en rapport ne peuvent être autres, c’est en tant qu’ils sont ceux qu’ils sont qu’ils peuvent être unis dans une relation d’ordre essentiel. Autrement dit, les termes d’une relation d’ordre essentiel sont uniques pour être de cette relation. La relation d’imitation que le signe naturel entretient à son signifié est, dans le cas du signe intelligible, une relation du terminé à ce qui le termine qui, comme telle, est une « relation identique »[16] qui n’est aucune des relations causales (efficiente, formelle, finale et matérielle). La primité significative de l’argument homme dans l’énoncé (3) par rapport aux arguments des énoncés (1) et (2) résulte du fait qu’il est, en tant que signe intelligible, un effet non causal d’une cause réelle, lié à son représenté par une relation d’ordre essentiel. La relation d’ordre essentiel qui lie le signe naturel à son signifié est le mode d’usage univoque du signe qui marque la prévalence significative de « homme » dans l’énoncé (3). Il s’agit à chaque fois de subordonner les significations d’un terme à ce terme terminant, signe intelligible de telle sorte que toute signification soit ou la présence formelle comme espèce ou une réflexion sur cette présence formelle, réflexion qui, du coup, est dérivé et secondaire par rapport à ce terme terminant. Par exemple, tous les diagrammes que Paul Vincent Spade construit de la signification, que ce soit la conception de Buridan, de Burley, ou d’Ockham, sont des diagrammes du mode d’usage univoque des signes[17]. Ils sont conçus de telle sorte qu’ils dérivent immédiatement ou médiatement de cette ultime terminant par signification « naturelle » ou par signification conventionnelle. Les trois niveaux du langage écrit, vocal et naturel ou concept sont, par le mécanisme d’une telle intégration, posés dans une unité telle qu’ils ne renvoient, dans chaque cas, qu’à la relation du terme terminant ultime. Ainsi, est-il équivalent ou presque de parler de terme ou de concept puisque dans chaque cas, le terme terminant ultime reste la mesure de tous les usages quelle que soit par ailleurs sa nature – référence ou signification.
Dans les exemples (1), (2), (3) où les différentes suppositions, reconnues par Ockham, sont illustrées, la signification de « homme » dans chaque exemple est mesurée par le terme terminant ultime. « Homme » est espèce en tant que forme spécifique ou sous-ensemble du genre animal ; il est un « nom » en tant qu’il est le nom de ce sous-ensemble aux formes spécifiques. Le terme terminant ultime en tant qu’index absolu détermine tout usage suppositionnel des extrêmes d’une proposition. La réflexion métalogique et métalinguistique suppose le code constitué et utilisé normalement, et du coup, ne laisse pas le code se présenter dans son autonomie propre comme effet causal : le résultat d’une institution.
En effet, la distinction des relations au terme terminant ultime en signification naturelle (concept) et signe ou signification conventionnelle (terme du code) tend à réduire les termes en rapport, dans le contexte de l’usage univoque à deux éléments : le terme du code et l’objet intentionnel comme présence intelligible du terme terminant ultime. Du coup, le code, même institué, porte en lui-même les deux relations significatives comme modalité du renvoi propre au signe. Par exemple, la définition sémiologique de Saussure du signe linguistique : un signe à double face. Le signe porte en lui-même sa signification ; il n’est pensable en tant qu’il est le signe qu’il est sans cette signification. Une telle conception achève de dissocier du signe linguistique ce qui fait son essence ou le constitue comme tel : l’acte de signifier (actus significandi). Un signe sans acte de signifier est neutre par rapport à une signification, ce que la scholastique n’a cessé de nous dire, par exemple le rapport d’un laïc à un texte latin[18]. Le développement sur l’usage normal, ordinaire du langage, ou univoque met en évidence l’intégration des trois domaines du langage, écrit, oral, mental – de telle sorte qu’ils manifestent une relation d’ordre essentiel des signes qui concerne la signification et la subordination des signes entre eux. La modalité de cette intégration est leur ordination au terme terminant ultime.
Le terme terminant ultime en tant que pôle fondateur impose la prééminence de l’aspect (ou eidos) comme l’à –signifier et la signification même, même s’il faut préciser, pour certains penseurs, par exemple Ockham, que l’eidos se réduit au singulier, ce que nous avons souligné dans la première partie de ce travail.
L’univocité, ainsi entendue, tendrait à réduire les possibilités d’usage des termes à la prédication in quid pour laquelle chaque prédicat d’une proposition appartient à la coordination prédicamentale en tant qu’il est propre au sujet en tant que esse univocum praedicatum de multis, un prédicat univoque à plusieurs. Il est cependant évident que l’usage naturel ou ordinaire est plutôt marqué par l’usage dénominatif de prédicats dénominatifs. Cet usage rompt-il la prééminence de l’eidos qui reste, comme objet intentionnel, le signifié ultime ? Ne faut-il pas plutôt considérer une autre entente de l’univoque qui ouvre à l’univocité un tout autre usage ? Ce que ne permet pas l’univocité en tant que prédicat univoque à plusieurs. La prééminence significative de l’eidos traduit moins la prééminence causale de l’agent univoque dans le signifié que le mode de production de la signification même. Aussi, est-il possible de concevoir l’univocité comme caractérisant de manière prioritaire un « mode de concevoir » modus concipiandi ?
II - L’équivoque et la question du langage
Le terme équivoque pris passivement, c’est-à-dire dans sa fonction désignatoire, un nom commun, n’est pas à considérer dans la perspective de l’équivocité. Il faut le prendre dans son aptitude à nommer, aptitude qu’il partage avec tout signe institué, univoque ou non. Le rapport désignatoire qui s’institue dès que s’institue une voix est l’expression de son pouvoir d’interpellation en tant que réalité physique sonore.
L’aequiparentia, la mise en rapport réciproque d’éléments, en tant qu’ils sont seulement désignés et non signifiés, signifie le singulier rapport à la voix qui, en tant que telle, les désigne également. La communauté du signe vocal manifeste le rapport singulier que chaque désigné entretient avec la vox qui, en tant qu’instituée, a un rapport infini possible ou potentiel à une multiplicité dont la seule raison est la raison d’institution. L’aequiparentia, si notre compréhension de Scot est juste, comme rapport de désignés, est une relativité ouverte, en tant qu’être rapporté à un commun, qui n’a encore, considéré sous le mode de la désignation, d’autre sens que d’avoir une relativité propre à l’essence du sonore qui est apte à signifier. Sous le script rapport de l’interpellation, le terme équivoque ne se distingue que par le fait qu’il se manifeste par la possibilité d’un rapporter délesté de toute contrainte qui neutralise l’arbitraire du signe, au sens causal, par son insertion dans le domaine de l’intentionnel. Le signe équivoque étend son être-signe dans sa fonction intentionnelle.
Le terme équivoque, en raison de la multiplicité des aequivocata, libère la matérialité du signe, c’est-à-dire à la fois son aptitude à signifier et sa neutralité vis-à-vis de tout sens avec lequel il n’entretient qu’un rapport conventionnel.
[1]« For « to signify” is described as being “to establish the understanding” of thing. Hence a word is said to signify that the understanding of which it establishes in us”. Spade, Paul Vincent. Thoughts, words and things : an introduction to late medieval logic and semantic theory. Version 1.1, 2002
[2] Ibid. p. 65
[3] Ibid. p. 65
[4] Ibid. p. 65-66
[6] Int. à… Contribution à une grammaire de la phénoménologie de J. M. Guirraud, p 113
[7] Ibid. p. 113
[8] § 14, Qu. 3
[9] Duns Scot, Jean.§36, Qu. 2
[10] Cité par Peter King
[12] Husserl, Edmund. Méditations cartésiennes.
[13] P 74
[14] Scot. Prologue de l’Ordinatio
[15] Image, N356, p. 124
[16] Image, N479, p. 183
[17] Voir annexe
[18] Ockham